mercredi 21 juillet 2010

Le couple ?

[Tolstoï, La mort d'Ivan Ilitch]

Il était fils d'un fonctionnaire qui avait fait à Saint-Pétersbourg, dans divers ministères et départements, cette carrière qui place les serviteurs de l'Etat dans la situation où, malgré leur incapacité évidente à assurer toute fonction importante, ils ne peuvent être chassés en raison de leurs longs et loyaux services, et de leur grade, et obtiennent ainsi des emplois fictifs et plusieurs milliers de roubles pas du tout fictifs, de six à dix mille, grâce auxquels ils peuvent vivre jusqu'à l'âge le plus avancé.
A l'école de droit, il était déjà tel qu'il allait être toute sa vie : capable, gai, gentil garçon, sociable, mais exécutant scrupuleusement ce qu'il considérait comme son devoir, et il considérait comme son devoir tout ce qui apparaissait comme tel aux gens les plus hauts placés.

Il voulut ignorer les humeurs de sa femme, il continua de vivre dans la facilité et le plaisir [...] Mais un jour, sa femme l'accabla de grossieretés et dès lors s'acharna sur lui avec une telle véhémence chaque fois qu'il n'avais pas satisfait ses exigences - à l'évidence, elle était farouchement résolue à ne pas s'arrêter tant qu'il n'aurait pas courbé l'échine, c'est à dire tant qu'il ne resterait pas à la maison à se morfondre comme tout comme elle - qu'il fut saisi d'épouvante. Il comprit que la vie conjugale - du moins avec son épouse - ne favorisait pas toujours les plaisirs et convenances de la vie, mais qu'au contraire elle les troublait souvent et qu'il était donc indispensable de se mettre à l'abri de ces perturbations. Or le service en était un [...] comme une arme contre sa femme, afin de préserver l'indépendance de son monde à lui.

Avec la naissance de l'enfant, les tentatives d'allaitement et leurs divers échecs, avec les maladies réelles ou imaginaires de la mère et de l'enfant, toutes choses auxqueilles il ne comprenait rien, mais auxquelles on lui enjoignait de prendre sa part, la nécessité de conserver son univers extérieur à la famille se fit plus impérieuse encore.

Au fur et à mesure que croissaient l'irritation et les exigences de sa femme, Ivan Ilitch déplaçait le centre de gravité de sa vie vers son service. Il aima désormais davantage son travail et devint plus ambitieux.

[...] Ivan Ilitch se situa donc par rapport à la vie conjugale. De la vie familiale, il n'attendait que les aises de la table, de la maison, du lit, qu'elle pouvait lui donner, et surtout le respect de l'étiquette établie par l'opinion publique. Pour le reste, il était en quête de jouissance et de gaieté, et quand il les trouvait, il se montrait très reconnaissant ; mais s'il se heurtait à une résistance ou à de la grogne, il se repliait aussitôt dans l'univers cadenassé du service et y trouvait son plaisir.

[...] Leurs discussions, notamment quand il s'agissait de l'éducation des enfants, débouchaient le plus souvent sur des questions qui ravivaient le souvenir d'anciennes disputes, prêtes à éclater à tout instant. Il ne restait plus aux époux que quelques rares accès de passion amoureuse, bien éphémères. Ilots où ils accostaient pour un temps, avant de reprendre l'océan de la haine sourde qui les rendait étrangers l'un à l'autre.

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