[Paul Valéry, Regards sur le monde actuel]
L’Europe s’était distinguée nettement de toutes les parties du monde. Non point par sa politique, mais malgré cette politique, et plutôt contre elle, elle avait développé à l’extrême la liberté de son esprit, combiné sa passion de comprendre à sa volonté de rigueur, inventé une curiosité précise et active, créé, par la recherche obstinée de résultats, qui se pussent comparer exactement et ajouter les uns aux autres, un capital de lois et de procédés très puissants. Sa politique, cependant, demeura telle quelle ; n’empruntant des richesses et des ressources singulières dont je viens de parler, que ce qu’il fallait pour fortifier cette politique primitive et lui donner des armes plus redoutables et plus barbares.
Il faut rappeler aux nations croissantes qu’il n’y a point d’arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse grandir et s’élargir indéfiniment.
L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout.
Je consens donc sans difficulté que ceux qui agissent en politique, c’est‑àdire qui se dépensent à acquérir ou à conserver quelque parcelle de pouvoir, ne se perdent pas à peser les notions dont ils se servent et dont leurs esprits furent munis une fois pour toutes ; je sais bien qu’ils doivent, par nécessité de leur état, travailler sur une image du monde assez grossière, puisqu’elle est et doit être du même ordre de précision, de la même étendue, de la même simplicité de connexion dont la moyenne des esprits se satisfait, cette moyenne étant le principal suppôt de toute politique. Pas plus que l’homme d’action, l’opinion n’a le temps ni les moyens d’approfondir.
La politique se résout ainsi en des combinaisons d’entités conventionnelles qui, s’étant formées on ne sait comment, s’échangent entre les hommes, et produisent des effets dont l’étendue et les retentissements sont incalculables.
Toute politique se fonde sur l’indifférence de la plupart des intéressés, sans laquelle il n’y a point de politique possible.
La politique fut d’abord l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.A une époque suivante, on y adjoignit l’art de contraindre les gens à décider sur ce qu’ils n’entendent pas.
Un homme d’aujourd’hui, jeune, sain, assez fortuné, vole où il veut, traverse vivement le monde, couchant tous les soirs dans un palais. Il peut prendre cent formes de vie ; goûter un peu d’amour, un peu de certitude, un peu partout. S’il n’est pas sans esprit (mais cet esprit pas plus profond qu’il ne faut), il cueille le meilleur de ce qui est, il se transforme à chaque instant en homme heureux. Le plus grand monarque est moins enviable.
mardi 14 septembre 2010
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