mardi 27 avril 2010

Also Sprach..

[Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathustra]

Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.

Maintenant encore les grandes âmes trouveront devant elles l'existence libre. Il reste bien des endroits pour ceux qui sont solitaires ou à deux, des endroits où souffle l'odeur des mers silencieuses.
Une vie libre reste ouverte aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est d'autant moins possédé : bénie soit la petite pauvreté.
Là où finit l'État, là seulement commence l'homme qui n'est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique, à nulle autre pareille.
Là où finit l'État, — regardez donc, mes frères ! Ne voyez-vous pas l'arc-en-ciel et le pont du Surhumain ?

Veux-tu, mon frère, aller dans l'isolement ? Veux-tu chercher le chemin qui mène à toi-même ? Hésite encore un peu et écoute-moi. "Celui qui cherche se perd facilement lui-même. Tout isolement est une faute" : ainsi parle le troupeau. Et longtemps tu as fait partie du troupeau. En toi aussi la voix du troupeau résonnera encore. Et lorsque tu diras : "Ma conscience n'est plus la même que le vôtre," ce sera plainte et douleur. Voici, cette conscience commune enfanta aussi cette douleur elle-même : et la dernière lueur de cette conscience enflamme encore ton affliction. Mais tu veux suivre la voix de ton affliction qui est la voie qui mène à toi-même. Montre-moi donc que tu en as le droit et la force ! Es-tu une force nouvelle et un droit nouveau ? Un premier mouvement ? Une roue qui roule sur elle-même ? Peux-tu forcer des étoiles à tourner autour de toi ? Hélas ! il y a tant de convoitises qui veulent aller vers les hauteurs ! Il y a tant de convulsions des ambitieux. Montre-moi que tu n'es ni parmi ceux qui convoitent, ni parmi les ambitieux ! Hélas ! il y a tant de grandes pensées qui n'agissent pas plus qu'une vessie gonflée. Elles enflent et rendent plus vide encore. Tu t'appelles libre ? Je veux que tu me dises ta pensée maîtresse, et non pas que tu t'es échappé d'un joug. Es-tu quelqu'un qui avait le droit de s'échapper d'un joug ? Il y en a qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion. Libre de quoi ? Qu'importe cela à Zarathoustra ! Mais ton œil clair doit m'annoncer : libre pour quoi ? Peux-tu te fixer à toi-même ton bien et ton mal et suspendre ta volonté au-dessus de toi comme une loi ? Peux-tu être ton propre juge et le vengeur de ta propre loi ?
Il est terrible de demeurer seul avec le juge et le vengeur de sa propre loi. C'est ainsi qu'une étoile est projetée dans le vide et dans le souffle glacé de la solitude. Aujourd'hui encore tu souffres du nombre, toi l'unique : aujourd'hui encore tu as tout ton courage et toutes tes espérances. Pourtant ta solitude te fatiguera un jour, ta fierté se courbera et ton courage grincera des dents. Tu crieras un jour : "Je suis seul !" Un jour tu ne verras plus ta hauteur, et ta bassesse sera trop près de toi. Ton sublime même te fera peur comme un fantôme. Tu crieras un jour : "Tout est faux !" Il y a des sentiments qui veulent tuer le solitaire ; s'ils n'y parviennent point, il leur faudra périr eux-mêmes ! Mais es-tu capable d'être assassin ? Mon frère, connais-tu déjà le mot "mépris" ? Et la souffrance de ta justice qui te force à être juste envers ceux qui te méprisent ? Tu obliges beaucoup de gens à changer d'avis sur toi ; voilà pourquoi ils t'en voudront toujours. Tu t'es approché d'eux et tu as passé : c'est ce qu'ils ne te pardonneront jamais. Tu les dépasses : mais plus tu t'élèves, plus tu parais petit aux yeux des envieux. Mais celui qui plane dans les airs est celui que l'on déteste le plus. "Comment sauriez-vous être justes envers moi ! — c'est ainsi qu'il te faut parler — je choisis pour moi votre injustice, comme la part qui m'est due." Injustice et ordures, voilà ce qu'ils jettent après le solitaire : pourtant, mon frère, si tu veux être une étoile, il faut que tu les éclaires malgré tout ! Et garde-toi des bons et des justes ! Ils aiment à crucifier ceux qui s'inventent leur propre vertu, — ils haïssent le solitaire.
Garde-toi aussi de la sainte simplicité ! Tout ce qui n'est pas simple lui est impie ; elle aime aussi à jouer avec le feu — des bûchers. Et garde-toi des accès de ton amour ! Trop vite le solitaire tend la main à celui qu'il rencontre. Il y a des hommes à qui tu ne dois pas donner la main, mais seulement la patte : et je veux que ta patte ait aussi des griffes. Mais le plus dangereux ennemi que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même ; c'est toi-même que tu guettes dans les cavernes et les forêts. Solitaire, tu suis le chemin qui mène à toi-même ! Et ton chemin passe devant toi-même et devant tes sept démons ? Tu seras hérétique envers toi-même, sorcier et devin, fou et incrédule, impie et méchant. Il faut que tu veuilles te brûler dans ta propre flamme : comment voudrais-tu te renouveler sans t'être d'abord réduit en cendres !
Solitaire, tu suis le chemin du créateur : tu veux te créer un dieu de tes sept démons !
Solitaire, tu suis le chemin de l'amant : tu t'aimes toi-même, c'est pourquoi tu te méprises, comme seuls méprisent les amants. L'amant veut créer puisqu'il méprise ! Comment saurait-il parler de l'amour, celui qui ne devait pas mépriser précisément ce qu'il aimait !
Va dans ta solitude, mon frère, avec ton amour et ta création ; et sur le tard la justice te suivra en traînant la jambe. Va dans ta solitude avec mes larmes, ô mon frère. J'aime celui qui veut créer plus haut que lui-même et qui périt aussi. — Ainsi parlait Zarathoustra.

Il est vrai que celui qui n'a jamais vécu à temps ne saurait mourir à temps. Qu'il ne soit donc jamais né ! — Voilà ce que je conseille aux superflus.
Mais les superflus eux-mêmes font les importants avec leur mort, et la noix la plus creuse prétend être cassée.

vendredi 16 avril 2010

Tu seras un homme mon fils...

[Rudyyard Kipling, If]

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you,
But make allowance for their doubting too,
If you can wait and not be tired by waiting,
Or being lied about, don't deal in lies,
Or being hated, don't give way to hating,
And yet don't look too good, nor talk too wise ;
If you can dream and not make dreams your master,
If you can think and not make thoughts your aim,
If you can meet Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same,
If you can bear to hear the truth you've spoken,
Twisted by knaves to make a trap for fools,
Or watch the things you gave your life to broken,
And stoop and build'em up with worn-out tools ;
If you can make one heap of all your winnings,
And risk it on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings,
And never breathe a word about your loss,
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you,
Except the Will which says to them : "Hold on!",
If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with Kings nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much,
If you can fill the unforgiving minute,
With sixty seconds' worth of distance run,
Yours is the Earth and everything that's in it,
And, which is more, you'll be a man, my son.

lundi 12 avril 2010

Waking Life..

[Richard Linklater, waking life]

You want to go with the flow. The sea refuses no river. The idea is to remain in a state of constant departure while always arriving. Saves on introductions and good-byes. The ride does not require an explanation. Just occupants. That's where you guys come in. It's like you come onto this planet with a crayon box. Now, you may get the 8-pack, you may get the 16-pack. But it's all in what you do with the crayons, the colors that you're given. Don't worry about drawing within the lines or coloring outside the lines. I say color outside the lines. Color right off he page. Don't box me in. We're in motion to the ocean. We are not landlocked, I'll tell ya that.

I 'm afraid we're losing the real virtues of living life passionately, the sense of taking responsibility for who you are, the ability to make something of yourself and feeling good about life. Existentialism is often discussed as if it's a philosophy of despair. But I think the truth is just the opposite.

The more that you talk about a person as a social construction... or as a confluence of forces... or as fragmented or marginalized, what you do is you open up a whole new world of excuses.

It might be true that there are six billion people in the world and counting. Nevertheless, what you do makes a difference. It makes a difference, first of all, in material terms. Makes a difference to other people and it sets an example. In short, I think the message here is... that we should never simply write ourselves off...and see ourselves as the victim of various forces. It's always our decision who we are.

Creation seems to come out of imperfection. I t seems to come out of a striving and a frustration. And this is where I think language came from. I mean, it came from our desire to transcend our isolation...and have some sort of connection with one another.

We feel that we have connected, and we think that we're understood, I think we have a feeling of almost spiritual communion. And that feeling might be transient, but I think it's what we live for.
The moment is not just a passing, empty nothing yet. And this is in the way in which these secret passages happen. Yes, it's empty with such fullness...that the great moment, the great life of the universe...is pulsating in it. And each one, each object, each place, each act...Leaves a mark.

There are two kinds of sufferers in this world: those who suffer from a lack of life...and those who suffer from an overabundance of life. I've always found myself in the second category. When you come to think of it, almost all human behavior and activity... is not essentially any different from animal behavior. The most advanced technologies and craftsmanship...bring us, at best, up to the super-chimpanzee level. Actually, the gap between, say, Plato or Nietzsche and the average human...is greater than the gap between that chimpanzee and the average human. The realm of the real spirit, the true artist, the saint, the philosopher, is rarely achieved. Why so few? Why is world history and evolution not stories of progress...but rather this endless and futile addition of zeroes? No greater values have developed. Hell, the Greeks 3000 years ago were just as advanced as we are. So what are these barriers that keep people... from reaching anywhere near their real potential? The answer to that can be found in another question, and that's this: Which is the most universal human characteristic-- fear or laziness?

jeudi 8 avril 2010

L'homme sans qualité

[Robert Musil, L'homme sans qualités I]

Comme la possession de qualités présuppose qu'on éprouve une certaine joie à les savoir réelles, on entrevoit dès lors comment quelqu'un qui, fût-ce par rapport à lui-même, ne se targue d'aucun sens du réel, peut s'apparaître un jour, à l'improviste, en Homme sans qualités.

Dans une communauté constamment irriguée d'énergie, tous les chemins mènent à un but estimable, pourvu que l'on n'hésite ni ne réfléchisse trop longtemps. Les buts sont à courte distance ; mais la vie aussi est courte ; on lui prend ainsi le maximum de résultats, et il n'en faut pas plus à l'homme pour être heureux, car l'âme est formée par ce qu'elle atteint, alors que ce qu'elle poursuit sans y atteindre la déforme ; pour le bonheur, ce qui compte n'est pas ce que l'on veut ; mais d'atteindre ce que l'on veut.

vendredi 2 avril 2010

Devise

In girum imus nocte et consumimur igni

Musique !

[Baudelaire, les fleurs du mal, LXXI la musique]

La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;
La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J’escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions
Sur l’immense gouffre
Me bercent. — D’autre fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !

Poesia...

[Pablo Neruda, Abandonado]

No preguntó por ti ningún día, salido
de los dientes del alba, del estertor nacido,
no buscó tu coraza, tu piel, tu continente
para lavar tus pies, tu salud, tu destreza
un día de racimos indicados?
No nació para ti solo,
para ti sola, para ti la campana
con sus graves circuitos de primavera azul:
lo extenso de los gritos del mundo, el desarrollo
de los gérmenes fríos que tiemblan en la tierra, el silencio
de la nave en la noche, todo lo que vivió lleno de párpados
para desfallecer y derramar?
Te pregunto:a nadie, a ti, a lo que eres, a tu pared, al viento
si en el agua del río ves a ti corriendo
una rosa magnánima de canto y transparencia,
o si en la desbocada primavera agredida
por el primer temblor de las cuerdas humanas
cuando canta el cuartel a la luz de la luna
invadiendo la sombra del cerezo salvaje,
no has visto la guitarra que te era destinada,
y la cadera ciega que quería besarte?
Yo no sé: yo sólo sufro de no saber quién eres
y de tener la sílaba guardada por tu boca,
de detener los días más altos y enterrarlos
en el bosque, bajo las hojas ásperas y mojadas,
a veces, resguardado bajo el ciclón, sacudido
por los más asustados árboles, por el pecho
horadado de las tierras profundas, entumecido
por los últimos clavos boreales, estoy
cavando más allá de los ojos humanos,
más allá de las uñas del tigre, lo que a mis brazos llega
para ser repartido más allá de los días glaciales.
Te busco, busco tu efigie entre las medallas
que el cielo gris modela y abandona,
no sé quién eres pero tanto te debo
que la tierra está llena de mi tesoro amargo.
Qué sal, qué geografía, qué piedra no levanta
su estandarte secreto de lo que resguardaba?
Qué hoja al caer no fue para mí un libro largo
de palabras por alguien dirigidas y amadas?
Bajo qué mueble oscuro no escondí los más dulces
suspiros enterrados que buscaban señales
y sílabas que a nadie pertenecieron?
Eres, eres tal vez, el hombre o la mujer
o la ternura que no descifró nada.
O tal vez no apretaste el firmamento oscuro
de los seres, la estrella palpitante, tal vez
al pisar no sabías que de la tierra ciega
emana el día ardiente de pasos que te buscan.
Pero nos hallaremos inermes, apretados
entre los dones mudos de la tierra final.