vendredi 10 décembre 2010

Ébauches de vertiges en décomposition

[Emil Cioran, Précis de décomposition]

Une civilisation commence à déchoir à partir du moment où la vie devient son unique obsession. Les époques d'apogée cultivent les valeurs pour elles-mêmes : la vie n'est qu'un moyen pour les réaliser ; l'individu ne se sait pas vivre, il vit, - esclave heureux des formes qu'il engendre, soigne et idolâtre. L'affectivité le domine et le remplit. Nulle création sans les ressources du "sentiment", lesquelles sont limitées ; cependant pour celui qui n' éprouve que la richesse, elles paraissent intarissables : cette illusion produit l'histoire.
Dans la décadence, le dessèchement affectif ne permet plus que deux modalités de sentir et de de comprendre : la sensation et l'idée. Or, c'est par l'affectivité qu'on s'adonne au monde des valeurs, qu'on projette une vitalité dans les catégories et dans les normes. L'activité d'une civilisation à ses moments féconds consiste à faire sortir les idées de leur néant abstrait, à transformer les concepts en mythes. Le passage de l'individu anonyme à l'individu conscient n'est pas encore accompli : il est pourtant inévitable. (...)
Une nation ne saurait créer indéfiniment. Elle est appelée à donner expression et sens à une somme de valeurs qui s'épuisent avec l'âme qui les a enfantées. Le citoyen se réveille d'une hypnose productive : le règne de la lucidité commence : les masses ne manient plus que des catégories vides. Les mythes redeviennent concepts : c'est la décadence. Et les conséquences se font sentir : l'individu veut vivre, il convertit la vie en finalité, il s'élève au rang d'une petite exception. Le bilan de ces exceptions, composant le déficit d'une civilisation, en préfigure l'effacement. Tout le monde atteint à la délicatesse ; - mais n'est-ce point la rayonnante stupidité des dupes qui accomplit l'œuvre des grandes époques ? (...) La découverte de la vie anéantit la vie. Quand tout un peuple, à des degrés différents, est à l'affût de sensations rares, quand, par les subtilités du goût, il complique ses réflexes, il a accédé à un niveau de supériorité fatal. La décadence n'est que l'instinct devenu impur sous l'action de la conscience.

L'espoir est une vertu d'esclaves.
La poésie a, comme la vie, l'excuse de ne rien prouver.

Essayez d'être libre : vous mourrez de faim. La société ne vous tolère que si vous êtes successivement serviles et despotiques.

La mélancolie est l'état de rêve de l'égoïsme.

Il n 'y a de vie que dans l'inattention à la vie.

Trop mûrs pour d'autres aurores, et ayant compris trop de siècles pour en désirer de nouveaux, il ne nous reste plus qu'à nous vautrer dans la scorie des civilisations. La marche du temps ne séduit plus que les imberbes et les fanatiques...

Nos vérités ne valent pas plus que celles de nos ancêtres. Ayant substitué à leurs mythes et à leurs sympboles des concepts, nous nous croyons "avancés"; mais ces mythes et ces symboles n'expriment gère moins que nos concepts. (...) La suffisance moderne n'a pas de bornes : nous nous croyons plus éclairés et plus profonds que les siècles passés, oubliant que l'enseignement d'un Bouddha plaça des milliers d'être devant le problème du néant, problème que nous imaginons avoir découvert parce que nous en avons changé les termes et y avons introduit un tantinet d'érudition. (...) La conscience change seulement ses formes et ses modalités, mais ne progresse nullement.

On vous pardonne tout, pourvu que vous ayez un métier, un sous-titre à votre nom, un sceau sur votre néant. Personne n'a l'audace de s'écrier : "Je ne veux rien faire" ; - on est plus indulgent à l'égard d'un assassin que d'un esprit affranchi des actes. Multiplier les possibilités de se soumettre, abdiquer sa liberté, tuer le vagabond en soi, c'est ainsi que l'homme a raffiné son esclavage et s'est inféodé aux fantômes. Même ses mépris et ses rebellions, il ne les a cultivés que pour en être dominé, sert qu'il est de ses attitudes, de ses gestes, de ses humeurs.

On liquide ses sentiments en en poursuivant les détours, comme ses élans si on en épis la courbe ; et lorsque l'on détaille les mouvements des autres, ce ne sont pas eux qui s'embrouillent dans leur marche.