vendredi 8 avril 2011

La rencontre romantique

[Albert Cohen, Belle du seigneur]

Pour la première fois vue et aussitôt aimée, noble parmi les ignobles apparue, toi et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d'importance, nous deux seuls exilés, toi seule comme moi et comme moi triste et de mépris ne parlant à personne, seule amie de toi-même, et au premier battement de tes paupières, je t'ai connue, c'était toi, l'inattendue et l'attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement des longs cils recourbés, toi, Boukhara divine, heureuse Samarcante, broderie aux dessins délicats, ô jardin sur l'autre rive.

Les autres mettent des semaines pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d'un battement de paupières. Dis-moi fou mais crois-moi. Un battement de tes paupières, et tu me regardas sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant toi, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes de toi annonciatrices et servantes.

mardi 5 avril 2011

A une amie

[Alfred de Musset, Poésie posthume]

Qu’un jeune amour plein de mystère
Pardonne à la vieille amitié
D’avoir troublé son sanctuaire.
D’une belle âme qui m’est chère
Si j’ai jamais eu la moitié,
Je vous la lègue tout entière.

Au clair de la lune, mon ami...

[Alexis Pinot de Villechenon, cahier noir]

Dans chaque nuit d'obscurité
J'avais la lune à mes côtés
Je l'avais blanche et l'ombre morte
De la terre était son escorte












Quand ton regard et tes soupirs
Brûlaient au feu de ton désir
Je l'avais rouge, incandescente,
Je t'avais, toi, presque indécente.

Elle imprimait dans mes délires
L'ombre des mots, des souvenirs
Je l'avais grise et ton absence
Marque le poids de tes silences

Je l'avais noire et cette nuit
Je vois son ombre qui s'enfuit
Laissant à travers les nuages
Briller les feux de tes orages

Regarde, le ciel s'obscurcit
Chargé de larmes et de cris
C'est ton souvenir qu'il m'apporte,
Ne reviens pas, la lune est morte.

lundi 4 avril 2011

Voyageur

[Romain Gary, Les trésors de la mer Rouge]

Ce ne sont ni les trésors engloutis qui dorment au sein des grands fonds sous-marins que je suis allé chercher pour vous sur ces eaux que l'art des conteurs arabes a peuplé de fabuleuses histoires. Ni les perles que l'on n'y pêche plus guère, ni les rubis, émeraudes et diamants que l'eunuque Murad a jetés dit-on, dans la mer Rouge par l'ordre de son maître Ibn Séoud, afin qu'ils rejoignent dans l'inaccessible le fils préféré du dernier conquérant d'Arabie des temps modernes. Ni l'or clandestin transporté par les boutres aux mâts obliques vers les coffres des trafiquants indiens [...]
Les trésors que j'ai ramenés de là-bas sont immatériels et, lorsque la plume ne s'en saisit pas, ils disparaissent à jamais. le romancier que je suis, amoureux de ces diamants éphémères, parfois très purs, parfois noirs, mais toujours uniques et bouleversants dans leur mystérieux éclat, est parti à leur recherche vers cette mine de richesse et de pauvreté inépuisable que l'on appelait jadis l'âme humaine - je dis "jadis", car le mot est passé de mode, avec son écho d'au-delà.

Chant villechenien

[Alfred de Musset, Namouna - chant deuxième]

I
Eh bien! en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire.
Si c'est un passe-temps pour se désennuyer,
Il vaut bien la bouillotte; et, si c'est un métier,
Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat ou portier.

II
J'aime surtout les vers, cette langue immortelle.
C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas;
Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle
Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas,
Qu'elle nous vient de Dieu, - qu'elle est limpide et belle,
Que le monde l'entend, et ne la parle pas.
















III
Eh bien! sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse
Mettre votre scalpel dans un couteau de bois;
Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits,
Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse,
Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse,
Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix;

IV
Sachez-le, - c'est le coeur qui parle et qui soupire
Lorsque la main écrit, - c'est le coeur qui se fond;
C'est le coeur qui s'étend, se découvre et respire
Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont.
Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire,
A dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font!

V
Qu'importe leur valeur? La muse est toujours belle,
Même pour l'insensé, même pour l'impuissant;
Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle.
Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile;
Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant
Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend.

VI
Allez, - exercez-vous, - débrouillez la quenouille,
Essoufflez-vous à faire un boeuf d'une grenouille.
Avant de lire un livre, et de dire: "J'y crois!"
Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts;
Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille,
Pour savoir si son Christ est monté sur la croix.

VII
Eh! depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant;
Un oiseau qui gazouille et s'envole; - une rose
Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant; -
Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant?

VIII
Aujourd'hui, par exemple, il plaît à ma cervelle
De rimer en sixains le conte que voici.
Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle?
Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi?
"Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle."
Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci?

IX
Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole.
Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d'école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous.
C'est imiter quelqu'un que de planter des choux.

X
Ah! pauvre Laforêt, qui ne savais pas lire,
Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés
Au peuple travailleur des discuteurs damnés!
Molière t'écoutait lorsqu'il venait d'écrire.
Quel mépris des humains dans le simple et gros rire
Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés!

XI
Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d'Alceste;
Si je les avais faits, je te les aurais lus.
L'esprit et les bons mots auraient été perdus;
Mais les meilleurs accords de l'instrument céleste
Seraient allés au coeur comme ils en sont venus.
J'aurais dit aux bavards du siècle: "A vous le reste."

XII
Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour?
Pourquoi donc le poète aime-t-il sa souffrance?
Que demandent-ils donc tous les deux en retour?
Une larme, ô mon Dieu, voilà leur récompense;
Voilà pour eux le ciel, la gloire et l'éloquence,
Et par là le génie est semblable à l'amour.

XIII
Mon premier chant est fait. - Je viens de le relire.
J'ai bien mal expliqué ce que je voulais dire;
Je n'ai pas dit un mot de ce que j'aurais dit
Si j'avais fait un plan une heure avant d'écrire;
Je crève de dégoût, de rage et de dépit.
Je crois en vérité que j'ai fait de l'esprit.