mercredi 12 novembre 2014

Quintessence classique

[Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien]

Je savais que le bien comme le mal est affaire de routine, que le temporaire se prolonge, que l'extérieur s'infiltre au-dedans, et que le masque, à la longue, devient visage.

Il était arrivé à ce moment de la vie, variable pour tout homme, où l'être humain s'abandonne à son démon ou à son génie, suit une loi mystérieuse qui lui ordonne de se détruire ou de se dépasser.

Notre grande erreur est d'essayer d'obtenir de chacun en particulier des vertus qu'il n'a pas et de négliger de cultiver celles qu'il possède.

La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneur des morts qu'ils ont cessé de chérir.

Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'oeil intelligent sur soi-même: mes premières patries ont été des livres.

Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage: on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d'imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on développe chez eux, à l'exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares.

Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d'autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus...Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts.


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